Nous discutons avec Martin Dätwyler, directeur de la Chambre de commerce des deux Bâle, et Luca Urgese, directeur général de la plateforme de coordination du Secteur Suisse de l'EuroAirport, sur les incertitudes juridiques concernant le droit du travail dans le Secteur Suisse et les propositions de solution.
La base juridique de l'EuroAirport est la Convention Franco-Suisse relative à la construction et l’exploitation de l’aéroport conclue en 1949. Ce traité établit les conditions pour que l'EuroAirport, qui est situé sur le territoire français, puisse fonctionner à la fois comme un aéroport suisse et comme un aéroport français. Juste à côté de l'aéroport se trouve le "Secteur Suisse", où de nombreuses entreprises ont créé plus de 4'000 emplois ces dernières années. Environ trois quarts des employés du Secteur Suisse sont originaires d'Alsace. Les règles en matière de droit fiscal ont été établies par le Traité d'Etat Franco-Suisse du 23 mars 2017. Dans le domaine du droit du travail, il existe un accord appelé « Accord de méthode », qui fut signé en 2012 entre les deux États avec les représentants des autorités régionales et les partenaires sociaux. Pourtant, la décision rendue l'année dernière par la Cour de cassation, la plus haute juridiction française, dans une affaire de droit du travail, a montré que « l’Accord de méthode » n'est pas déterminant, du point de vue de la justice française, dans les cas individuels. Cet arrêt a entraîné une grande incertitude juridique sur le côté suisse. Et cela, à un moment où la pandémie a fortement aggravé la situation économique des entreprises du Secteur Suisse. Une grande partie des plus de 4’000 employés sont touchés par la réduction de l’horaire de travail, et certains licenciements ont également dû être effectués. Cela augmente aussi le risque de nouveaux litiges.
L’EuroAirport et les entreprises implantées sur son site traversent actuellement une période très difficile. Dans l’interview ci-dessous, Martin Dätwyler, directeur de la Chambre de commerce des deux Bâle et Luca Urgese, directeur général de la plate-forme de coordination du Secteur Suisse de l'EuroAirport, répondent à nos questions. Nous voulions savoir comment ils évaluent la situation : Que-ce qu’on a fait jusqu’à présent ? Qu’est-ce qu’il faut faire, à leur avis, pour trouver une solution juridiquement fiable ?
Selon vous, quelle est l'importance du Secteur Suisse pour l'économie régionale ?
Luca Urgese: « D’une part, l‘EuroAirport représente un avantage concurrentiel pour notre région, car il garantit notre accessibilité internationale. D’autre part, il est un acteur économique important. Selon une étude publiée il y a quelques années, l’aéroport a généré une valeur ajoutée d’environ 1.6 billions d’euros. En plus, 26'000 emplois directes ou indirectes dépendent de l’aéroport. »
Martin Dätwyler: « Au cours des dernières années, le Secteur Suisse a pu accueillir des entreprises de l'industrie aéronautique en particulier. Des compagnies de renommée internationale telles que Jet Aviation, AMAC Aerospace et Swissport se sont implantées. Notamment dans le domaine de la maintenance et de la modernisation des avions il s’est formé un pôle d’entreprises importantes pour l'Europe. »
L'impact de la pandémie sur l'industrie aérienne est évidemment dramatique. Comment évaluez-vous la situation dans le Secteur Suisse ?
Martin Dätwyler: « Dramatique est le mot juste. Le nombre de passagers a diminué de 60% en 2020 par rapport à l'année dernière. Ce marasme économique est bien sûr également ressenti par les entreprises aéronautiques du Secteur Suisse. Il faudra de nombreuses années pour atteindre à nouveau les chiffres de réussite de ces dernières années. »
Luca Urgese: « La seule exception positive sont les entreprises du secteur logistique, qui bénéficient de l'augmentation des commandes en ligne. Toutes les autres entreprises sont très fortement touchées par la pandémie. »
Comment l'insécurité juridique en matière de droit du travail affecte-t-elle actuellement les entreprises du Secteur Suisse ?
Martin Dätwyler: « L'insécurité juridique a toujours un impact essentiellement négatif sur l'activité entrepreneuriale. C'est pourquoi nous militons depuis longtemps pour des règles juridiques plus fiables dans le Secteur Suisse. L'insécurité juridique en matière de droit du travail est, bien entendu, encore plus néfaste pour les entreprises en période de pandémie. Cela signifie que celles-ci doivent prendre des dispositions afin de mettre en place des moyens financiers pour amortir cette insécurité. »
Pouvez-vous citer des entreprises spécifiques où cette insécurité juridique est actuellement accentuée ?
Luca Urgese: « Certaines entreprises du Secteur Suisse font actuellement l'objet de procédures de licenciement collectif. La réduction de l'horaire de travail (RHT), qui doit bientôt prendre fin, joue également un rôle dans ce domaine. Avec l'expiration de l'indemnité et donc de l'option du chômage partiel, la pression économique s'accroît. Par conséquent, un nombre croissant d’entreprises seront obligées à envisager des licenciements. Et cela augmente également le risque de nouvelles procédures en matière de droit du travail. »
Qu'a déjà fait HKBB devant et derrière les coulisses pour apporter une solution juridiquement sûre ?
Martin Dätwyler: « Il est essentiel que la question soit mise à l'ordre du jour des autorités nationales à Paris et à Berne. Notre présidente, Elisabeth Schneider-Schneiter, a soumis au Conseil national une motion visant à faire adopter par le Conseil fédéral un mandat de négociation. »
Luca Urgese: « Nous entretenons des contacts actifs et constructifs avec le Département des affaires étrangères à Berne. Et nous encourageons les gouvernements des deux cantons de Bâle à faire pression sur le Conseil fédéral avec la vigueur nécessaire pour obtenir un mandat de négociation. À cette fin, nous avons soumis des motions aux parlements des deux cantons. Nous travaillons également de manière intensive pour établir nos contacts en France. Étant donné que 75% des salariés sont originaires de France, la France devrait en fait avoir un intérêt vital à une solution rapide. »
L'objectif est que le Conseil fédéral adopte un mandat de négociation. Selon vous, que faut-il pour que cela se produise ?
Martin Dätwyler: « Tout d'abord, les chefs de service concernés et les ambassadeurs du côté suisse et du côté français se parlent. Si les deux parties conviennent qu'elles veulent faire avancer le dossier, l'étape suivante sera la décision officielle du Conseil fédéral sur un mandat de négociation. Il en va de même du côté français. Ainsi, les négociations seront ouvertes et les deux parties s'engageront à négocier une solution en commun et à la présenter ensuite. »
La HKBB est avant tout fortement implantée en Suisse et dans la région. Mais les autorités centrales à Paris semblent faire pencher la balance. Quels sont vos contacts avec la capitale française ?
Luca Urgese: « C'est effectivement le cas. Il est très important pour nous que nous intensifions nos contacts en France. Nous travaillons donc avec un partenaire français qui dispose d'un excellent réseau et qui présente nos préoccupations à tous les acteurs concernés dans la région et à Paris. Nous nous réjouissions de constater que cela a conduit à une nouvelle dynamique. »
Le manque de sécurité juridique en matière de droit du travail est un problème de longue date. Pourquoi on n’a pas encore pu trancher ce nœud gordien ?
Martin Dätwyler: « À notre avis aussi, tout devrait aller un peu plus vite. Mais il faut aussi comprendre que l'aéroport avec sa structure binationale est une particularité qui n'existe nulle part ailleurs. Vu l'organisation très centralisée de l'État français, ces questions doivent être clarifiées à Paris. En outre, il y a divers autres dossiers que le Conseil fédéral doit clarifier avec le gouvernement français. La question des priorités se pose donc automatiquement. »
Du point de vue actuel, qu'auriez-vous fait différemment ?
Martin Dätwyler: « Avec le recul, on pourra dire que nous avons attendu beaucoup trop longtemps pour adapter le Traité d'Etat avec prévoyance et pour clarifier les questions de droit du travail et de droit fiscal avant que la grande phase de croissance du Secteur Suisse n'ait commencé. »
Vous avez dit, « nous » avons attendu beaucoup trop longtemps. À qui faites-vous spécifiquement référence ?
Martin Dätwyler: « L'EuroAirport est un aéroport national et le gouvernement fédéral devrait donc s'occuper de ces questions stratégiques avec prévoyance. Bien entendu, toujours en étroite collaboration avec la région. »
Que faites-vous, en tant que HKBB, à ce sujet cette année ?
Martin Dätwyler: « Nous pensons toujours que notre devoir est de coordonner les différents acteurs. Nous avons créé le bureau de coordination du Secteur Suisse dans ce but. Nous avons lancé cette initiative lorsque les premières questions sur la fiscalité et le droit du travail se sont posées il y a de nombreuses années. L'aéroport et le canton de Bâle-Ville figurent aussi parmi les membres de cet organisme.
Toutefois, je voudrais souligner que nous ne sommes pas la délégation de négociation. Nous en sommes les initiateurs et nous nous sentons responsables de veiller à ce que le dossier soit prioritaire. »
Luca Urgese: « Nous resterons actifs à tous les niveaux. Nous chercherons certainement à dialoguer avec le nouveau gouvernement de Bâle-Ville. Nous continuerons à échanger nos points de vue avec les représentants du Département des affaires étrangères à Berne et à l'aéroport. Et comme je l'ai dit, nous intensifions nos contacts en France. »
Selon vous, quel serait le « meilleur cas » dans cette affaire ?
Martin Dätwyler: « Le « meilleur cas » serait un mandat de négociation rapide des deux parties. Je suis convaincu qu'il y aura une dynamique pour résoudre cette question. Quand ce sera le cas, personne ne le sait avec certitude. Mais lorsque l'élan est là, les parties doivent être prêtes à trouver et à négocier une solution rapide et souple qui soit compatible avec les tribunaux. »
L’impact de la pandémie pourrait-il accélérer le processus ?
Martin Dätwyler: « En y réfléchissant de manière positive, la mauvaise situation économique et le fait que 75% des employés viennent de France pourraient certainement contribuer à accélérer le processus. Toutefois, sur la base de l'expérience passée, je voudrais rester réaliste. Il est donc difficile de juger si la sensibilisation aux emplois régionaux est réellement suffisante pour faire démarrer le processus. »
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